La Mauritanie entre réalité et ambition/El Wely Sidi Heiba

سبت, 22/11/2025 - 13:54

… Le discours prononcé par le président de la République, Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani lors de sa visite dans le Hodh Chargui a constitué Un moment fort. En dénonçant frontalement les pratiques tribalistes, les attitudes régionalistes et les comportements visant à protéger les corrompus, il a affirmé la nécessité de rétablir la primauté de la citoyenneté…

Comprendre la trajectoire contemporaine de la Mauritanie suppose de revenir aux conditions mêmes de la naissance de l’État. Car la Mauritanie n’est pas un pays dont la construction institutionnelle s’est faite progressivement au fil des siècles ; elle est au contraire une création politique récente, surgie presque d’un seul geste au moment de l’indépendance, sans infrastructures solides, sans appareil administratif expérimenté, et avec une société profondément enracinée dans ses structures traditionnelles.

Cette naissance, à froid,  a placé le pays face à un défi immense, celui d’ériger un État moderne sur un territoire pauvre en équipements, faiblement urbanisé, et entouré d’un environnement régional instable.

À l’indépendance, la Mauritanie héritait d’un espace immense mais dépourvu d’infrastructures de base. Les politiques coloniales françaises avaient laissé derrière elles un édifice institutionnel minimal, conçu de manière à maintenir le pays dans une dépendance structurelle. Pourtant, une nouvelle génération mauritanienne issue des écoles du colonisateur s’est rapidement engagée dans la construction d’un projet national. Cette génération portait une ambition sincère : édifier un État moderne, fier de son identité arabo-africaine, adossé à son héritage culturel et historique, et capable d’exister pleinement sur la scène internationale.

Les premières décennies virent ainsi l’émergence progressive des institutions : une administration embryonnaire, une organisation territoriale balbutiante, et les premiers signes d’une culture civique. L’État tentait de prendre forme dans une société où les appartenances tribales ; stratifiées, régionales et lignagères demeuraient plus enracinées et plus influentes que l’idée même de citoyenneté.

Cette dynamique fragile fut très tôt ébranlée, notamment par une sècheresse implacable et la Guerre du Sahara, qui constitua un choc majeur : Un conflit insensé qui affaiblit lourdement l’économie, raviva des clivages internes et remit en question la capacité de l’État naissant à maintenir sa cohésion.

À cette épreuve s’ajouta une longue période de gouvernance militaire, marquée par une succession inédite et rapide de coups d’État. Rarement un pays de la région a connu une telle instabilité institutionnelle en si peu de temps. Chaque régime apportait avec lui ses influences idéologiques : nationalisme arabe, mouvements africains noirs, islam politique, ou encore courants inspirés des droits humains. Ces orientations diverses, au lieu de s’harmoniser, ont souvent contribué à brouiller l’identité nationale et à approfondir les fractures sociales et politiques.

Après la chute du bloc soviétique, la Mauritanie entra dans une phase qualifiée de démocratique. Toutefois, cette démocratie resta largement formelle. Elle reproduisit, sous des formes plus policées, les alliances traditionnelles entre une partie de l’armée et des élites civiles. Parallèlement, les structures sociales anciennes, en particulier la tribu, retrouvèrent une influence considérable, devenant un instrument de pouvoir plutôt qu’un simple cadre culturel ou social.

Dans ce contexte ambigu, la corruption s’est enracinée. Les réseaux de clientélisme et de favoritisme se sont étendus, faussant les critères de compétence et affaiblissant la neutralité de l’administration. Une partie du corps administratif s’est transformée en acteur opportuniste, substituant l’intérêt général par des pratiques de prédation et de détournement. Malgré la présence d’une élite sincèrement attachée à la construction d’un État moderne et juste, son influence s’est heurtée à la solidité des intérêts établis.

La scène politique, elle aussi, s’est enlisée dans un décalage persistant entre discours et pratiques. Beaucoup de partis se réclamaient du patriotisme et de la réforme, tout en perpétuant des stratégies opportunistes dictées par les alliances et le calcul politique. Ce fossé entre le discours public et la réalité du terrain a accentué la perte de confiance des citoyens envers les institutions.

Pourtant, ces dernières années ont fait émerger des signes de changement qui pourraient annoncer un tournant décisif. Le rapport de la Cour des comptes a marqué une étape importante dans la revitalisation des mécanismes de contrôle. En révélant des irrégularités majeures dans la gestion des finances publiques, il a ouvert la voie à des poursuites inédites et a remis à l’agenda national la question de la réforme systémique de l’État.

Dans le même esprit, le discours prononcé par le président de la République, Mohamed Ould Cheikh El Ghazouani lors de sa visite dans le Hodh Chargui a constitué un moment fort. En dénonçant frontalement les pratiques tribalistes, les attitudes régionalistes et les comportements visant à protéger les corrompus, il a affirmé la nécessité de rétablir la primauté de la citoyenneté. Ce discours s’est accompagné du lancement de vastes programmes de développement, établissant un lien clair entre réformes politiques et réponses aux inégalités territoriales.

Cette orientation, qui articule lutte contre la corruption et renforcement de la citoyenneté moderne, représente une opportunité historique pour retisser le lien entre l’État et la société. Mais elle reste confrontée à des défis structurants :

– la capacité de l’État à réduire l’emprise des réseaux traditionnels,

– la volonté de l’administration d’abandonner les mécanismes de favoritisme,

– et l’indépendance réelle des institutions chargées du contrôle et de la régulation.

Si ces défis sont relevés avec cohérence et détermination, la Mauritanie pourrait entrer dans une nouvelle phase fondatrice, où l’État de droit s’affirme, les institutions se renforcent et la confiance citoyenne se reconstruit. Dans le cas contraire, si les réformes demeurent déclaratives ou sélectives, le pays risque de retomber dans les cycles anciens qui ont freiné son développement.

Ainsi se déploie l’histoire mauritanienne contemporaine : entre aspiration à bâtir un État moderne, protecteur et juste, et persistance d’un héritage complexe fait de divisions, d’inerties et de défis multiples. C’est dans la capacité à faire converger identité, histoire et exigence d’un État équitable que se jouera le passage du possible à l’accompli, et que l’ambition nationale pourra enfin devenir réalité.